Les sacrifiés by Le Bihan Sylvie & Sylvie Le Bihan

Les sacrifiés by Le Bihan Sylvie & Sylvie Le Bihan

Auteur:Le Bihan,Sylvie & Sylvie Le Bihan [Le Bihan,Sylvie & Sylvie Le Bihan]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Française
Éditeur: Denoël
Publié: 2022-08-22T22:00:00+00:00


Le lendemain, à l’aube, alors que la huerta se réveillait peu à peu, Juan demanda à Francisco Murillo de lui prêter une voiture des Lorca et prit la route vers le village de Pampaneira, berceau de la famille de son père. Quelques heures plus tard, en ce gris matin du 10 août 1936, il quittait le grand axe reliant Grenade à la ville de Motril, au bord de la Méditerranée, pour rejoindre une route en lacet montant sans fin vers les sommets enneigés des monts Veleta et Mulhacén. Pied au plancher, manquant plusieurs fois plonger la voiture dans le fossé, il fixait l’horizon, aveuglé par les rayons de soleil que les nuages laissaient filtrer, se fendant et se ressoudant sans cesse sous les rafales de vent. De temps à autre, un flanc de colline flamboyait en une palette de verts et de jaunes argentés, puis disparaissait dans une morne grisaille. Lorsqu’il arriva dans le ravin du Poqueira, sur les versants brûlés par le soleil d’été, la tache blanche de son village apparut enfin. Cette vision, loin de réjouir Juan, lui serra le cœur. Il n’était pas venu dans la sierra Nevada depuis si longtemps que tout lui revint d’un coup. Il reconnaissait ces ruisseaux et rivières à truites, ces grottes auxquelles on accédait par des sentiers escarpés. Il fallait pour les voir traverser des forêts de pins, de chênes rouvres et d’érables dont il connaissait tous les coins à champignons. À mesure qu’il approchait lui revinrent par bribes les images du passé, mêlées au parfum des essences de thym et de romarin et au souvenir des brûlures du soleil sur ses bras nus, jadis zébrés d’égratignures.

Il gara la voiture au bas du village, dans le barrio bajo, proche des terres cultivables où se serraient les familles d’agriculteurs. Il remonta vers la plaza de la Libertad, le centre du village, point de départ et d’arrivée de toutes les rues et de toutes les vies.

En foulant les ruelles pavées de pierres et de galets sur lesquels, enfant, il avait couru pieds nus, il eut l’étrange sensation de renouer avec une partie oubliée de lui-même. L’envie lui prit de tendre la main à ce passé enfoui, de tirer le fil invisible d’un temps où tout était possible, où, pour un gamin au visage noir de terre et de soleil, une simple boule de papier apportée par une rigole de pluie dans les rues tortueuses devenait la plus belle des goélettes.

En regardant remonter lentement du lavoir arabe les femmes aux jupes qui recouvraient leurs chevilles, il se dit qu’à part lui rien n’avait changé. Les femmes chantaient toujours ces complaintes extraites de corridos gitanos. Devant l’église de Santa Cruz, une vague d’amertume l’envahit. C’était le quartier des bergers ; celui de son père avec ses dégradés familiers d’ocre et de rouge, ses briques et ses tuiles enchâssées entre des maisons blanches montant en terrasse. Dos à l’église, il songea qu’en fin de compte sa vie n’était qu’une succession de moments de solitude. Il avait



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